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L’Abandonnée.

Je baissai la tête ; il pouvait me tuer ; mais me faire parler… il ne le pouvait pas.

Il arpenta l’appartement quelques minutes.

« Eh bien, écoutez, » commença-t-il d’une voix plus tranquille. « Ne croyez pas… ne vous figurez pas… Je vois qu’il faut vous parler d’une autre manière. Écoutez. Je comprends parfaitement votre situation : vous êtes effrayée, confuse… recueillez-vous. En ce moment je dois être un monstre, un tyran à vos yeux… Mais mettez-vous à ma place. Comment ne serais-je pas indigné ? Comment pourrais-je même m’empêcher d’aller un peu trop loin dans mon langage ? Pourtant je vous ai déjà prouvé que je n’étais pas un monstre, que j’ai du cœur. Rappelez-vous comment je vous ai traitée dès mon arrivée ici et jusque… jusqu’à ces derniers temps, jusqu’à la maladie de mon fils. Je ne veux pas me vanter de mes générosités, mais il me semble que la seule reconnaissance aurait dû vous détourner du sentier scabreux où vous vous êtes décidée à entrer ! »

Siméon Matveitch se promena de nouveau de long en large, puis il s’arrêta et me secoua légèrement la main, cette main qui me faisait encore mal à la suite de ses brutalités, et qui en conserva longtemps la trace…

« C’est précisément cela… » recommença-t-il. « Notre tête, notre tête est trop chaude. Nous ne voulons pas nous donner la peine de réfléchir, nous ne voulons pas nous rendre compte de notre véritable avantage et de l’endroit où il faut le chercher. Vous