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L’Abandonnée.

— C’est bien ! Faites apporter un échiquier et approchez la petite table. »

Je m’assis près du petit sopha : le cœur me défaillait. Je n’osai pas regarder Michel… Et pourtant comme je le regardais sans embarras, assise à la fenêtre, lorsque la longueur de la chambre me séparait de lui !

Je me mis à ranger les pièces… Mes doigts tremblaient.

« J’ai voulu… ce n’est pas pour jouer avec vous… C’est seulement pour que vous soyez plus près de moi, » dit Michel à mi-voix et en prenant lui aussi les pièces.

Je ne répondis rien, et, sans demander à qui le premier coup, j’avançai un pion… Michel ne riposta pas… Je levai les yeux sur lui. Tout pâle, la tête un peu penchée en avant, d’un air suppliant il indiqua ma main… Le compris-je ? je ne sais, mais quelque chose comme un vertige me saisit. Troublée, respirant à peine, je pris la reine et la poussai quelque part à travers tout l’échiquier. Michel se baissa vite, pressa ma main contre ses lèvres et la couvrit sans rien dire de baisers brûlants… Je ne pus, je ne voulus pas la retirer, je cachai ma figure de l’autre main et des larmes, je les sens encore, des larmes froides mais heureuses… ah ! quelles douces larmes !… jaillirent une à une de mes yeux. Je savais, je sentais dans le pouvoir de qui ma main se trouvait. Ce n’était pas un don Juan, un Lovelace, mais le plus noble, le meilleur des hommes… et il m’aimait !