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L’Abandonnée.

amaigrie, se retournait sur le coussin ; ses yeux se dirigeaient vers moi, toute sa physionomie s’éclairait, et, rejetant en arrière sa chevelure, Michel me disait doucement : « Bonjour, chère bonne ! » Je prenais le livre. Les romans de Walter Scott venaient de paraître ; Ivanhoë surtout s’est gravé dans ma mémoire. Ah ! quels tressaillements, quelle émotion involontaire dans ma voix quand je lisais les paroles de Rebecca !… Ne coulait-il pas aussi dans mes veines, le sang israélite, et mon sort ne ressemblait-il pas au sien ? Ne soignais-je pas comme elle un jeune et cher malade ? Chaque fois que je détournais mes yeux du livre et que je les levais sur Michel, je rencontrais ses yeux ; l’expression de sa figure était toujours également calme, sereine. Nous parlions très-peu, car la porte communiquant avec le salon, où il y avait toujours quelqu’un, restait continuellement ouverte. Mais dès qu’on n’entendait plus aucun bruit dans le salon, je cessais de lire ; je laissais glisser le livre sur mes genoux et je regardais Michel sans me lasser. Lui aussi me regardait, et nous nous sentions si contents et si émus à la fois ! et nous exprimions tout alors, tout, sans paroles, sans gestes. Ah ! nos cœurs se précipitaient l’un vers l’autre, pareils aux sources souterraines qui se cherchent, se trouvent, invisibles, inaperçues et impossibles à retenir !

« Savez-vous jouer aux échecs ou aux dames ? me demanda-t-il un jour.

— Je connais un peu les échecs, répondis-je.