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L’Abandonnée.

gêne de sa conversation avec moi une certaine hésitation, comme s’il eût craint de me blesser. Il y a des personnes dont les yeux ne sourient jamais, même quand le rire est sur leur bouche ; les lèvres de Michel, au contraire, fines et charmantes, restaient d’habitude sérieuses, et ses yeux souriaient constamment. Nous causâmes bien une heure… de quoi, je ne m’en souviens plus ; je me rappelle seulement que pendant tout ce temps je regardais dans ses yeux et que je me sentais si bien, si bien avec lui !… Le soir je jouai du piano. Il aimait beaucoup la musique ; il se mit dans le fauteuil, appuya sa tête bouclée sur sa main et écouta avec attention. Il ne m’adressa pas un seul compliment, mais je compris que mon jeu lui plaisait ; je jouai avec enthousiasme. Siméon Matveitch, assis près de son fils, examinait des plans de constructions ; tout à coup son front se rida : « Allons, mademoiselle, dit-il en se rajustant et se boutonnant comme d’habitude, c’est assez. Vous faites du bruit comme un serin ! C’est à en avoir mal à la tête. Pour un vieillard tel que moi, vous ne vous donneriez pas tant de peine… » ajouta-t-il à demi-voix, et il me renvoya. Michel m’accompagna des yeux jusqu’à la porte et se leva. « Où vas-tu ? où vas-tu ? » cria Siméon Matveitch en poussant un éclat de rire, et il ajouta quelques mots… Je n’entendis pas ses paroles, mais M. Ratsch, qui se tenait dans un coin du salon (il était toujours présent, et cette fois il avait apporté les plans), se mit à rire d’une façon obséquieuse. Ce rire me resta