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L’Abandonnée.

non plus. Je me rappelle que le soir de son arrivée il entra dans le salon (j’étais au piano, jouant une sonate de Weber) ; qu’il entra, élancé, beau, en pelisse de velours fourrée, avec des bottes de feutre, bref, en tenue de voyage et en costume d’hiver ; qu’avant de saluer son père il agita sa casquette de zibeline pour en secouer la neige, et qu’il me jeta un regard rapide et étonné. Je sais que je n’oubliai plus à partir de ce soir, que jamais je n’oublierai cette bonne et jeune figure. Il se mit à parler, et il me sembla que sa voix pénétrait dans mon cœur… une voix mâle et sonore… et dans chaque inflexion une âme si honnête, si loyale ! Siméon Matveitch se montra joyeux de revoir son fils, l’embrassa et demanda aussitôt : « Quinze jours ? Eh ? Congé ? Eh ? » puis il me renvoya. Je restai longtemps assise à la fenêtre de ma chambre, regardant les lumières qui couraient dans le manoir. Je les suivis des yeux, et, comme ces points lumineux qui s’agitaient dans l’obscurité, je sentais mes ténèbres à moi traversées par des clartés inconnues et subites.

Le lendemain, avant le dîner, j’eus ma première conversation avec lui. Il vint porteur d’une commission de Siméon Matveitch pour mon beau-père et me trouva dans notre petit salon. Je voulus m’éloigner, mais il me retint. Il était très-vif et franc dans ses discours, dans ses gestes ; aucune trace chez lui de l’assurance orgueilleuse et du ton dédaigneux de la capitale ; rien aussi de l’affectation propre aux militaires de la garde… Il y avait pourtant dans le sans-