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L’Abandonnée.

un véritable Araktchejeff[1] (c’était le grand mot de l’époque). Siméon Matveitch aimait à l’appeler : « mon Araktchejeff ! Du zèle, insistait-il, voilà tout ce qu’il me faut, c’est moi qui donnerai la direction. »

Malgré les soins si variés que réclamaient la fabrique, les terres, l’introduction de nouveaux règlements dans la chancellerie seigneuriale, la création de nouveaux emplois et offices, Siméon Matveitch trouvait cependant du temps pour penser à moi. Un soir on m’appela au salon, et là on me pria de jouer du piano. Siméon Matveitch aimait la musique moins encore que feu son frère ; cependant il me remercia, m’encouragea, et le lendemain je reçus une invitation pour le dîner. Après le repas, Siméon Matveitch eut une assez longue conversation avec moi, m’examina sur beaucoup de choses, rit à quelques-unes de mes reparties, bien qu’elles n’eussent rien de comique, et me regarda d’une façon si étrange… Ces regards m’embarrassèrent. Je n’aimais pas ses yeux, leur expression ouverte et claire me déplaisait. Il me semblait toujours que cette franchise même cachait quelque chose de dangereux, que sous le miroir clair de ces prunelles couvait une âme ténébreuse. « Je ne ferai pas de vous ma lectrice, dit-il pour terminer, en rajustant son frac et en se donnant des airs aimables. Dieu merci, je ne suis pas

  1. Ministre tout-puissant de l’empereur Alexandre, connu pour des mesures arbitraires, exécutées avec une grande énergie. (N. du trad.)