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L’Abandonnée.

éloignée de ses terres un cuisinier dont l’éducation avait coûté beaucoup d’argent à Ivan Matveitch, parce que ce cuisinier n’avait pas réussi dans la confection d’un certain plat russe, d’une soupe froide aux concombres et aux cous d’oie. À l’église, il accompagnait le chantre de la voix, et, quand on réunissait les filles du village pour les faire chanter et danser, il entonnait la ronde, marquait la mesure du pied et pinçait les joues aux jeunes villageoises. Au surplus, il partit bientôt pour Saint-Pétersbourg, laissant à mon beau-père la direction suprême de son bien.

Alors commencèrent pour moi des jours pleins d’amertume. La musique me restait comme unique consolation, et je me donnai à elle de toute mon âme. Pour mon bonheur, M. Ratsch était fort occupé ; mais, chaque fois que l’occasion s’en présentait, il me témoignait son hostilité. Fidèle à sa promesse, il « n’oubliait pas » mon refus. Il m’imposait des courses, me faisait sentir son pouvoir ; je dus mettre au net ses longs et menteurs rapports, et y corriger les fautes d’orthographe. Il fallait se soumettre sans condition : je me soumis. Il m’annonça qu’il saurait bien m’apprivoiser, me rendre molle comme de la soie. « Quelle est cette révolte dans vos yeux ? » me cria-t-il une fois après avoir bu de la bière, en frappant la table du plat de sa main. « Vous semblez vous dire à part vous : « Je suis muette comme un agneau, je suis donc dans mon droit… » Mais non ! Je veux que vous vous conduisiez aussi envers moi en agneau soumis ! »