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L’Abandonnée.

alors sur ma figure, Ivan Matveitch l’attribua sans doute à un autre sentiment, à un sentiment d’affliction ou de reconnaissance, car, me tapant sur l’épaule d’une façon caressante, comme pour me consoler, et me poussant doucement à la fois, selon son habitude, il m’adressa ces mots :

« Voyons, mon enfant, du courage ! Nous sommes tous mortels. Et puis, il n’y a pas encore de danger. C’est une simple précaution que j’ai cru devoir prendre… Allez ! »

Comme autrefois, lorsqu’il m’avait fait appeler après la mort de ma mère, j’aurais voulu crier : « Mais je suis votre fille ! votre fille ! » Je pensai, toutefois, que dans ces paroles, dans ce cri d’angoisse, il n’entendrait que le désir de faire valoir mes droits, mes droits à l’héritage, à son argent… Et pour rien au monde je n’aurais voulu dire quelque chose à cet homme qui n’avait pas prononcé une seule fois devant moi le nom de ma mère, aux yeux duquel je comptais si peu, et qui ne s’était même pas donné la peine de rechercher si je connaissais mon origine. Non ! pas une parole à cet homme. Peut-être s’en doutait-il, peut-être le savait-il ; et il s’était tu pour éviter des explications, des tracasseries, ou pour ne pas se passer d’une lectrice ayant la voix jeune. Non ! non ! qu’il demeure aussi coupable envers la fille qu’envers la mère dont il a causé tous les malheurs ! Qu’il emporte cette double faute dans sa tombe ! Je le jure ! je le jure ! il n’entendra pas ma bouche proférer ce mot qui, aux