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L’Abandonnée.

« Cela s’entend de soi-même. » Ivan Matveitch s’en offusqua, et, citant plus tard cette phrase comme preuve de la raideur et de la stupidité de notre langue : « Qu’est-ce, » demanda-t-il en russe, en accentuant chaque syllabe, « que « s’entendre soi-même » ? Pourquoi ne pas dire simplement : Cela s’entend ? Qu’est-ce que le « soi-même » a donc à y voir ? »

Ivan Matveitch s’en tint aux menaces ; il ne chassa pas Ratsch ; il ne lui ôta même pas sa place. Mais mon beau-père m’a tenu parole : il n’a pas oublié.

Un changement se fit dans la personne d’Ivan Matveitch. Il devint soucieux, mélancolique ; sa santé s’ébranla. Son visage frais et rose jaunit, se couvrit de petites rides ; il perdit une dent de devant. Il cessa de sortir en voiture, et les journées de réception qu’il avait instituées pour donner l’hospitalité à ses paysans — sans le concours du clergé — furent définitivement abolies. Ivan Matveitch avait eu jadis l’habitude, à l’occasion de ces journées, de se montrer dans la grande salle ou sur le balcon, une rose passée dans sa boutonnière. Effleurant des lèvres un broc en argent rempli d’eau-de-vie, il haranguait ses paysans à peu près dans ce genre :

« Vous êtes contents de mes mesures comme je crois l’être de vos efforts ; j’en éprouve une joie sincère. Nous sommes tous frères. C’est la naissance qui nous rend égaux ; je bois à votre santé ! »

Puis il les saluait, et ces paysans s’inclinaient