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L’Abandonnée.

combien peu il ressemblait à l’idéal de mes rêves… à mon idéal du père… Mais je me trouvais tellement isolée, si abandonnée en ce monde ! Et puis… une pensée me tourmentait sans repos : « Elle l’a pourtant aimé ! Ma mère l’a aimé ! »

Trois années s’écoulèrent encore. Dans notre vie monotone, calculée et mesurée à l’avance, rien n’avait changé. Victor grandissait. Son aînée de huit ans, je me serais volontiers occupée de lui ; mais M. Ratsch s’y opposa. Il lui donna une bonne qui devait sévèrement veiller à ce qu’on ne le gâtât point, ce qui voulait dire à ce que je n’approchasse pas de sa personne. Victor lui-même m’évitait. Un jour M. Ratsch entra dans ma chambre d’un air anxieux et troublé. La veille, des bruits fâcheux concernant mon beau-père étaient parvenus jusqu’à moi : on disait parmi les domestiques qu’il avait détourné une somme importante et qu’il en avait obtenu frauduleusement une autre de deux fournisseurs.

« Vous pourriez me rendre un service, » commença-t-il en battant la table de ses doigts avec impatience ; « allez trouver Ivan Matveitch et priez-le pour moi.

— Le prier… À quel propos ? pourquoi ?

— Parlez en ma faveur. Je ne suis pas un étranger pour vous. On m’accuse… eh bien, pour être bref, je puis perdre mon pain, et vous le vôtre avec moi.

— Comment irais-je le trouver, l’importuner ?