Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/267

Cette page a été validée par deux contributeurs.
251
L’Abandonnée.

n’avait vibré dans cette âme de pierre. Huit jours après, il me faisait venir dans son cabinet, tout comme autrefois ; de la même voix il me pria de lire, « si vous le voulez bien, les Observations sur l’Histoire de France de Mably, à la page 74, là où nous avons été… interrompus ». Il n’avait pas donné ordre qu’on enlevât le portrait de ma mère ! Je dois cependant ajouter qu’en me congédiant, il me prit à part et me dit, après m’avoir présenté deux fois sa main pour la baiser : « Susanne, la mort de votre mère vous a privée de votre appui naturel, mais vous pourrez toujours compter sur ma protection » ; puis, me prenant par l’épaule de l’autre main et me poussant un peu, il prononça ces mots avec sa petite moue habituelle : « Allez, mon enfant. » J’aurais voulu crier : « Mais tu es pourtant mon père ! » Je ne dis rien et je m’en allai.

Le lendemain, de bonne heure, je me dirigeai vers le cimetière. Mai déployait alors toute la beauté de ses feuilles, de ses fleurs et de sa verdure. Je restai longtemps assise sur le tertre récent. Je ne versai pas une larme ; je n’étais pas triste. Une seule phrase me bourdonnait dans la tête : « Entends-tu, mère ? Il veut accorder à moi aussi sa protection ! » Et je crus que le sourire involontairement ironique de mes lèvres ne pourrait offenser la morte.

Je me demandais parfois pour quelle raison je souhaitais si obstinément, non un aveu, oh ! non, mais un mot du cœur, un mot paternel venant d’Ivan Matveitch ? Car enfin je savais quel homme c’était,