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L’Abandonnée.

Je continuai donc à lire, bien que le matin et pendant la nuit je toussasse beaucoup.

Quelquefois Ivan Matveitch m’engageait à jouer du piano. Mais la musique produisait sur lui un effet soporifique. Ses yeux se fermaient, sa tête se penchait lentement, et on l’entendait murmurer de temps en temps : « C’est du Steibelt, n’est-ce pas ? Jouez-moi du Steibelt ! » Ivan Matveitch tenait Steibelt pour un grand génie, qui dans ses compositions avait su rompre avec la « grossière lourdeur des Allemands » ; il ne lui reprochait qu’une chose : « trop de fougue, trop d’imagination ! » Quand Ivan Matveitch voyait que je me fatiguais au piano, il m’offrait du « cachou de Bologne ». C’est ainsi qu’un jour se passait après l’autre.

Une nuit, nuit que je n’oublierai jamais, un terrible malheur me frappa. Ma mère mourut. Je venais d’accomplir ma quinzième année. Comme il m’accabla, ce malheur qui fondait sur moi d’une façon si imprévue ! Et cette première rencontre de la mort, comme elle m’effraya ! Ma pauvre, pauvre mère ! Nos rapports avaient eu un caractère singulier. Nous nous aimions passionnément…, passionnément et sans espérance ! C’était comme si nous eussions soigneusement gardé et caché l’une pour l’autre notre commun secret ; nous nous obstinions toutes deux à nous taire, quoique sachant bien ce qui se passait au plus profond de nos cœurs. De son passé, de sa jeunesse, ma mère ne me dit jamais un