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L’Abandonnée.

le même temps, sur son ordre, ma mère dut épouser M. Ratsch, son intendant. Je ne compris pas du tout comment ces deux choses pouvaient s’accorder ensemble, et je me perdis dans un labyrinthe de suppositions. À force de me creuser la cervelle, je faillis tomber malade… Enfin, je ne savais plus que penser.

« Est-il donc vrai, maman, demandai-je un jour, que ce Croquemitaine qui sent bon (je désignais ainsi Ivan Matveitch) soit mon père ? »

Ma mère, violemment effrayée, me ferma la bouche.

« Pas un mot de cela, jamais, à personne, entends-tu, Susanne ?

« Pas un mot ! » répéta-t-elle d’une voix tremblante, et elle serra ma tête contre son sein palpitant. En effet, je n’en ai jamais rien dit à personne. Je compris l’injonction de ma mère… Je compris que je devais garder le silence, que ma mère implorait mon pardon !

Ce fut l’origine de mon malheur. M. Ratsch n’aimait pas ma mère et n’était pas aimé d’elle. Lui l’avait épousée pour son argent ; elle s’était mariée par obéissance. M. Koltowskoï estimait sans doute que de cette façon tout s’arrangeait le mieux du monde. « La position était régularisée[1]. » Je me rappelle que la veille des noces, ma mère et moi, étroitement entrelacées, nous versâmes des larmes

  1. Tout ce que dit Ivan Koltowskoï se trouve en français dans l’original. (N. du trad.)