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L’Abandonnée.

— Mais vous tremblez, vous grelottez ! m’écriai-je. Regardez, vos bottines sont mouillées.

— Laissez, de grâce, » murmura-t-elle, et elle ferma les yeux.

Je fus saisi d’une angoisse sans nom.

« Susanne Ivanowna, lui dis-je d’une voix qui ressemblait plutôt à un cri, remettez-vous, je vous en supplie ! Que se passe-t-il donc dans votre cœur ? Pourquoi ce désespoir ? Tout s’expliquera, vous le verrez ; un malentendu… un accident impossible à prévoir. Vous verrez qu’il reviendra bientôt ! Je l’avertirai, je vais lui écrire aujourd’hui… dès aujourd’hui. Mais je ne lui rapporterai pas vos paroles… non, comment le pourrais-je ?

— Il ne me trouvera plus, reprit Susanne de la même voix basse ; serais-je venue ici, chez vous, chez un étranger, si je ne savais pas que je vais mourir ? Ah ! ma dernière espérance s’est brisée sans retour ! Je ne voudrais pourtant pas mourir ainsi, mourir si délaissée, si muette, mourir sans avoir dit à quelqu’un : « J’ai tout perdu… et voilà que je meurs. »

Et elle se serra de nouveau dans son froid abri… dans ce nid glacé qu’elle semblait s’être fait… Jamais, tant que j’existerai, je n’oublierai cette tête, ces yeux immobiles au regard profond, mais éteint, ces cheveux noirs en désordre qui se détachaient si vivement sur le fond pâle de la croisée, cette pauvre petite robe grise, sous laquelle battait encore une telle abondance de vie, de jeunesse, de chaleur !