Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/251

Cette page a été validée par deux contributeurs.
235
L’Abandonnée.

« Susanne Ivanowna, commençai-je, à quoi… »

De ses doigts raidis, elle saisit avec vivacité ma main, mais la voix lui expira dans le gosier. Elle ne put que soupirer profondément et baissa la tête. Ses cheveux noirs, noués en lourdes tresses, retombèrent sur son front… Des flocons de neige y adhéraient encore.

« Calmez-vous et asseyez-vous, lui dis-je ; ici, sur le sopha. Que s’est-il passé ? Asseyez-vous, je vous en supplie.

— Non, répondit-elle d’une voix qui s’entendait à peine, et elle prit pour se soutenir l’appui de la fenêtre. Je suis bien à cette place… Laissez-moi… Vous ne deviez pas vous attendre… Mais si vous saviez… si je pouvais… Mais… si… »

Elle fit un effort pour surmonter son émotion… Mais les larmes jaillirent de ses yeux avec une force irrésistible ; des sanglots violents, qui éclataient sans relâche, s’arrachèrent bruyamment de sa poitrine. Cela me brisait le cœur… j’étais bouleversé. Je n’avais vu Susanne que deux fois dans ma vie ; j’avais cru deviner qu’elle souffrait, mais je la tenais pour une personne fière, pour un caractère ferme. Et maintenant, d’une façon si imprévue, ces larmes intarissables, désespérées… Ah ! mon Dieu ! on ne pleure ainsi qu’à la dernière extrémité… Je restai debout devant elle, comme si le condamné à mort c’eût été moi.

« Veuillez m’excuser, dit-elle enfin après s’être plusieurs fois essuyé les yeux l’un après l’autre ; cela