Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/250

Cette page a été validée par deux contributeurs.
234
L’Abandonnée.

fallu se rencontrer de nouveau avec le vétéran… Cette pensée me retint.

Par une soirée sombre, j’étais assis dans ma chambre, tâchant de lire un livre. Dehors, une bourrasque de neige, telle que février en amène, tempêtait et hurlait ; la neige sèche battait par intervalles mes vitres avec une telle violence qu’on eût dit du gros sable vigoureusement jeté contre les fenêtres. Mon domestique entra et, prenant un certain air de solennité confidentielle, m’annonça la visite d’une dame. Cela me surprit ; je n’avais pas l’habitude de recevoir des visites féminines, surtout à une heure aussi avancée. Cependant je donnai ordre qu’on fît entrer. Une femme, enveloppée d’une légère mantille et d’un châle jaune, entra rapidement par la porte ouverte. D’un mouvement brusque elle se débarrassa aussitôt de ces deux vêtements que recouvraient des plaques de neige, et je vis devant moi Susanne Ivanowna. Étonné au plus haut point, je ne trouvai pas un seul mot. Elle se dirigea vers la croisée, appuya ses épaules contre la muraille et demeura immobile. Sa poitrine s’agitait par soubresauts convulsifs ; sa respiration glissait à travers ses lèvres pâles avec un petit gémissement saccadé, tandis que ses yeux erraient vaguement çà et là. Je sentis que des circonstances graves l’avaient poussée à cette démarche. Malgré ma jeunesse et mon caractère insouciant, je compris très-bien que la destinée d’une vie entière, une dure et amère destinée, allait se décider en ma présence.