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L’Abandonnée.

avait entièrement changé. Elle avait revêtu soudain une beauté merveilleuse, et en même temps terrible ; les yeux, voilés à l’ordinaire, brillaient d’un éclat singulièrement joyeux et froid… froid comme s’ils eussent été en acier poli ; les lèvres, qui tremblaient il y a un moment, se contractaient en une ligne droite et serrée d’une sévérité inflexible. Oui, Susanne défiait Ratsch. Lui la regardait d’un œil hagard, ne trouvant pas une parole. Il s’affaissa sur lui-même, fit rentrer sa tête dans ses épaules, et ramena ses pieds sous lui. On ne pouvait s’y méprendre ; le vétéran de l’an douze avait peur.

Susanne promena lentement ses yeux de lui à moi, comme pour me prendre à témoin de sa victoire et de l’humiliation de son ennemi. Elle sourit encore une fois, puis elle quitta la chambre.

Le vétéran resta pendant quelques minutes assis dans son fauteuil, sans bouger. Enfin, comme si un rôle oublié lui fût revenu en mémoire, il se leva, me tapa sur l’épaule et poussa son rire retentissant.

« Voilà qui est drôle, ha ha ha ! Il y a dix ans et bien davantage que cette jeune dame et moi nous vivons côte à côte, et elle ne sait pas encore distinguer quand je plaisante ou quand je parle sérieusement. Vous-même, mon très-honoré, vous paraissez avoir pris le change, ha ha ha ! Mais cela prouve seulement que vous ne connaissez pas encore le vieux Ratsch !

— Si, je te connais maintenant, pensai-je, et j’eus comme un frisson de dégoût.

— Vous ne connaissez pas le vieux ; assurément