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L’Abandonnée.

rouge de son accès de toux, que nous cherchions à vous gagner pour notre cause ? Nous n’y tenons guère… grand merci ! La liberté est le partage de l’homme libre ; le ciel, celui de l’élu, comme dit le proverbe. Quant aux deux générations, vous n’avez pas tort. Il nous devient difficile, à nous autres vieux, il nous devient très-difficile de nous entendre avec vous autres jeunes gens ! Nos vues ne s’accordent en rien avec les vôtres, ni en matière d’art, ni pour le genre d’existence, ni même pour la morale ! N’est-il pas vrai, Susanne Ivanowna ? »

Elle sourit d’un air dédaigneux.

« Il me semble, Ivan Demïanitch, que vous aussi vous avez su parfois vous élever au-dessus des préjugés vulgaires.

— Comment cela ? Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends plus.

— Vous ne me comprenez plus ? Avez-vous donc si mauvaise mémoire ? »

M. Ratsch semblait ahuri.

« Moi ? moi ? répéta-t-il, moi ?…

— Oui, vous-même, monsieur Ratsch. »

Il y eut une petite pause.

« Permettez, permettez, reprit Ratsch ; comment pouvez-vous, avec cette impudence… »

Elle se dressa brusquement de toute sa hauteur, et resta plantée devant lui ; ses mains ne lâchaient pas ses coudes ; elle les serrait, au contraire, elle les meurtrissait de ses doigts frémissants. Elle semblait le défier, le provoquer au combat. Sa physionomie