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L’Abandonnée.

qui nous regarde doit tomber en arrière, tellement nous sommes grands, et qu’aucune critique ne nous peut atteindre. De l’amour-propre, monsieur, rien que de l’amour-propre ! c’est là ce qui nous possède. Oui, oui. »

J’écoutais Ratsch avec stupeur. Le fiel, un fiel venimeux, empoisonnait chacune de ses paroles… C’était un fiel concentré depuis longtemps, et qui menaçait de l’étrangler par la gorge. Il fit un effort pour parapher sa sortie de son rire habituel, mais il ne réussit qu’à expectorer une toux enrouée et convulsive. Susanne ne répliqua pas un mot ; elle se contenta de rejeter la tête en arrière, ses coudes dans ses mains, et de le regarder fixement. Au fond de ses yeux immobiles, tout grands ouverts, une haine farouche et ancienne luisait, sourde et inextinguible, comme un charbon ardent.

« Vous appartenez à deux générations musicales différentes, commençai-je en me retranchant derrière une volubilité affectée et en essayant de laisser croire que je n’avais rien vu. Il n’est donc pas étrange que vous ne puissiez pas vous entendre… Vous ne m’en voudrez pas, Ivan Demïanitch, si je prends parti pour la jeune génération. À vrai dire, je ne suis qu’un profane ; mais je dois reconnaître que jamais aucun morceau ne m’a saisi aussi puissamment que celui-là… que celui que Susanne Ivanowna vient d’exécuter devant nous. »

Ratsch, alors, se retourna contre moi.

« Et pourquoi supposez-vous, cria-t-il encore, tout