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L’Abandonnée.

et je pus contempler son profil. Elle avait relevé ses fins sourcils tout en tenant ses paupières abaissées ; une rougeur changeante colorait son visage, et sa petite oreille se dessinait, vermeille aussi, sous une boucle rejetée en arrière.

« J’ai entendu de mes oreilles les meilleures virtuoses, continua M. Ratsch, tandis que sa figure s’assombrissait tout à coup ; pas un ne saurait soutenir la comparaison avec feu John Field. Fi donc ! Des zéros ! des zéros ! C’était là un gaillard ! Et un jeu si pur ! Et quelles compositions excellentes ! Quant à tous ces nouveaux messieurs, trou-lou-lou ! et tra-la-la ! ils ne composent que pour le vulgaire. Cela n’exige pas de la délicatesse. Avec eux, on peut tambouriner sur les touches. N’importe ! il en résulte toujours quelque chose : de la musique de janissaire ! (Ratsch s’épongea le front.) Au surplus, ceci ne s’adresse nullement à vous, Susanne Ivanowna ; vous avez joué avec talent, et il ne faut pas que mes remarques vous blessent.

— Chacun son goût, dit Susanne d’une voix basse ; et ses lèvres commencèrent à trembler ; vos remarques, Ivan Demïanich, vous le savez bien, n’ont pas de quoi me blesser.

— Oh ! certainement ! mais ne croyez pas, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à moi, gardez-vous bien de croire que ce propos ait sa source dans une excessive bienveillance ou dans un sentiment de modestie ; oh ! que non ! Nous sommes plutôt si infatués de nous, que, selon le proverbe russe, la casquette de celui