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gens du peuple, la populace…, vous savez, cela finit toujours par des coups de poing.

— Vous a-t-il fait voir des morts ? » demandai-je à Ardalion. Je n’aurais pas osé tutoyer un mortel aussi distingué.

Ardalion baissa la tête.

« Oui, il m’en a fait voir. Il m’a montré mon père comme s’il eût été vivant. »

Je le regardai avec attention. Il souriait et jouait de sa serviette ; il soutenait mon regard avec condescendance, mais aussi avec fermeté.

« Cela est fort curieux, m’écriai-je enfin. Est-ce que je pourrais faire la connaissance de cet homme-là ?

— Ce n’est pas impossible, mais il faut d’abord commencer par la maman. C’est une vieille femme respectable, qui vend des pommes en plein air sur le pont. Si vous voulez, je la préviendrai.

— Oui, faites-moi ce plaisir. »

Ardalion toussa dans sa main.

« Et vous lui ferez un petit cadeau, peu de chose s’entend, car c’est à elle, à la vieille, qu’il faut donner. Moi, de mon côté, je lui expliquerai qu’elle n’a rien à craindre, que vous êtes un voyageur, un homme comme il faut, qui comprend bien que tout cela doit rester secret, et qui ne voudrait pas qu’il lui arrivât de la peine. »

Ardalion prit son plateau d’une main et, imprimant un balancement gracieux à la fois à son épine dorsale et à ce plateau qu’il tenait en équilibre sur le bout de ses doigts, il se dirigea vers la porte.