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L’Abandonnée.

la veille : on eût dit qu’il avait un bâillon dans la bouche sur ce sujet. Je pris la dernière livraison du Télescope.

Une personne qui m’était inconnue entra. Bientôt je découvris que j’avais devant moi Victor, ce fils de M. Ratsch dont l’absence avait si fort indisposé son père.

Victor était un jeune homme de dix-huit ans environ. Son visage au teint malsain, au sourire doucereux et impudent, aux yeux enflammés et affaiblis, portait les traces évidentes d’une santé déjà ébranlée. Il ressemblait à son père, avec des traits plus fins, où l’on ne pouvait s’empêcher de reconnaître une certaine grâce ; mais je ne sais quoi d’ignoble perçait à travers cette grâce même. Il était très-négligemment vêtu ; un bouton manquait à son surtout d’uniforme ; ses bottes avaient souffert, et une pénétrante odeur de tabac s’échappait de sa personne.

« Bonjour ! dit-il d’une voix enrouée, avec ces contractions particulières de la tête et des épaules que j’ai observées tant de fois chez des jeunes gens gâtés et infatués d’eux-mêmes ; je voulais aller au cours, et je me suis égaré chez vous. J’ai comme un poids sur la poitrine. Donnez-moi un cigare. »

Et, les mains dans les poches, traînant les pieds avec indolence, il traversa toute la chambre, pour se laisser choir pesamment sur le sopha.

« Vous avez pris froid sans doute ? demanda Fustow. Puis il nous présenta l’un à l’autre. Nous étions