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L’Abandonnée.

M. Ratsch bourdonnait par le salon comme une toupie.

« Pierre Gavrilovitch, aimez-vous la musique ? Si vous ne l’aimez point, passez votre temps en causant, sous une réserve néanmoins : chut ! chut ! Ha-ha-ha ! Et cet original, notre Victor, où reste-t-il donc ? Il pourrait écouter aussi. Vous l’avez complètement gâté, vous, Éléonore Karpowna ! »

Éléonore Karpowna se fâcha tout rouge.

« Mais qu’y puis-je, moi, Ivan Demïanitch ?

— C’est bon, c’est bon, n’aboie pas ! Tiens-toi tranquille, as-tu compris ? Alexandre Davidovitch, je vous en conjure, commençons. »

Les enfants exécutèrent rapidement les ordres de leur père, les pupitres furent dressés, la musique commença. J’ai déjà dit que Fustow pinçait très-bien de la cithare, mais cet instrument m’a toujours produit un effet pénible. J’ai toujours eu la sensation — et aujourd’hui encore je ne saurais m’en défendre — comme si l’âme d’un usurier juif était captive dans les cordes : le malheureux, chantant sur un ton nasillard, gémit et se plaint du virtuose sans pitié auquel il ne peut cependant pas refuser l’obéissance. La manière dont M. Ratsch traitait son basson ne m’allait pas non plus ; son visage aux yeux blanchâtres, qui roulaient plus que jamais, devenu tout à coup pourpre, avait pris une expression farouche ; on eût juré qu’il voulait terrasser quelqu’un avec son basson, qu’il le provoquait et le raillait d’avance, tant les sons rauques, étranglés et lourds