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L’Abandonnée.

Fustow poursuivit son travail avec un redoublement de zèle, et ne répondit pas à une autre question que je lui adressai. Je décidai à part moi : il faut faire cette connaissance.

VI

Quelques jours après, j’allai passer la soirée avec Fustow chez M. Ratsch. Il habitait une maison en bois, entourée d’une grande cour et d’un jardin ; cette maison se trouvait dans une rue tortueuse, non loin du boulevard Pretchistinka. Il vint à notre rencontre dans l’antichambre, nous souhaita la bienvenue avec son gros rire, nous conduisit aussitôt au salon, et me présenta une dame dont l’embonpoint était emprisonné dans une étroite robe de camelotte. C’était sa femme, Éléonore Karpowna. Dans sa première jeunesse, Éléonore Karpowna pouvait avoir eu ce genre de beauté que les Français, Dieu sait pourquoi, ont surnommée « beauté du diable », c’est-à-dire une certaine fraîcheur physique ; mais lorsque je fis sa connaissance, elle me rappela involontairement un quartier de bœuf bien savoureux, que le boucher a étalé sur une table en marbre bien propre. C’est à dessein que je dis « propre », car non-seulement la dame du logis paraissait elle-même un modèle de propreté, mais encore tout ce qui l’entourait reluisait ; tout était épousseté, poli, savonné, ; sur le guéridon, la machine à thé brillait comme un soleil ; aux croi-