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L’Abandonnée.

blie point, ne t’excite point, travaille avec mesure, » tel était son principe. Fustow n’avait pas encore paru, quand la porte extérieure de la chambre où j’étais s’ouvrit avec fracas, et un homme robuste, replet, de cinquante ans environ, aux yeux blanchâtres et injectés de sang, au visage d’un rouge brun, un vrai bourrelet de cheveux gris et crépus sur la tête, pour costume un frac d’uniforme, franchit le seuil. Il s’arrêta, me regarda, ouvrit largement sa grande bouche, poussa un rire métallique, et se frappa par derrière la cuisse avec force du plat de la main, en levant bien haut la jambe.

« Est-ce vous, Ivan Demïanitch ? demanda mon ami de la pièce voisine.

— Toujours à votre service, répondit le nouveau venu. Mais que faites-vous donc ? Votre toilette, par hasard ? C’est fort bien. » — La voix de l’homme avait ce même son métallique dont j’avais été frappé dans son rire. — « Je devais donner une leçon à votre petit frère ; mais il a pris froid, il éternue sans cesse. Il n’est plus bon à rien. C’est pourquoi je suis entré chez vous un moment pour me chauffer. »

Ivan Demïanitch laissa éclater derechef un rire singulier, frappa encore sur sa cuisse, tira de sa poche un mouchoir carré, se moucha très-bruyamment en roulant des yeux farouches, et cracha dans le mouchoir en criant : Tfu-u-u ! à plein gosier.

Fustow entra, nous tendit la main à tous deux, et demanda si nous nous connaissions.

« Non pas, dit aussitôt Ivan Demïanitch de sa