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Elle baissa la tête en signe de consentement, mais sans m’honorer du moindre sourire.

Je pris congé un instant après, et je me rappelle l’effet singulier que produisit sur moi son regard attentif qui me suivait. Involontairement je me retournai, croyant qu’il y avait derrière moi quelqu’un ou quelque chose.

De retour à l’hôtel, où m’attendaient l’éternelle julienne, les côtelettes aux petits pois et une gelinotte brûlée, je dînai à la hâte ; puis, assis sur mon divan, je m’abandonnai à mes pensées. Elles roulaient sur l’énigmatique Sophie ; mais Ardalion, qui venait de desservir, s’expliqua ma méditation à sa manière.

« Il y a bien peu de distractions dans cette ville-ci pour messieurs les voyageurs qui passent, dit-il de son air dégagé en époussetant le dos des fauteuils avec une serviette sale, occupation, comme on sait, ordinaire aux domestiques civilisés ; — bien peu de distractions ! » Et une grosse pendule à cadran blanc et chiffres violets semblait appuyer de son tintement monotone la remarque d’Ardalion, et répéter après lui : « Bien peu ! bien peu ! » — Pas de concerts, continua-t-il, pas de théâtres. (Il avait voyagé hors de son pays avec son maître, peut-être même était-il allé à Paris ; c’est pourquoi il savait bien qu’il ne faut pas dire kiatr comme les paysans.) — Pas de bals ni de soirées parmi messieurs de la noblesse ; rien de tout cela ! (Il s’arrêta un moment, probablement pour me permettre de remarquer la pureté de son