Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/206

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Ah ! ah ! s’écria tout à coup le docteur ; Téglew, un officier d’artillerie, de taille moyenne, qui zézaie un peu ?

— Oui.

— C’est bien lui. Cet officier se présenta chez moi, — je ne le connaissais nullement, — et commença à m’assurer que cette jeune fille s’était empoisonnée. « C’est le choléra, lui dis-je. — C’est le poison, répondit-il. — Mais non, c’est le choléra ! repris-je. — Du tout, c’est le poison, répliqua-t-il. » Je me dis que c’était sans doute une idée fixe ; que cet homme, ayant la nuque large, devait être têtu, et qu’il me relançait d’une façon désagréable… Après tout, pensai-je, qu’importe ? le sujet est mort… Eh bien, soit, lui dis-je, elle s’est empoisonnée, puisque cela vous plaît ainsi. — Il me remercia, me serra même la main et disparut. »

Je racontai au docteur comment ce même officier s’était suicidé le jour même.

Le docteur ne sourcilla pas, — et se borna à me faire remarquer qu’il y a, dans le monde, des originaux de bien des espèces.

« Il y en a, » répétai-je après lui.

Mais quelqu’un a dit une chose très-juste à propos des gens qui se tuent : tant qu’ils n’exécutent pas leur dessein, personne ne les croit ; quand ils l’ont exécuté, — personne ne les plaint.