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vie déjà si sérieuse et si préoccupée, Dieu sait pourquoi !

Elle n’est pas de ce monde, me disais-je, bien que dans l’expression de sa figure il n’y eût rien d’idéal. Évidemment Mlle Sophie entrait au salon uniquement pour remplir son devoir de maîtresse de maison que son père lui avait attribué.

Il se mit à me parler de la vie qu’on menait à T…, des plaisirs et des agréments qu’elle offrait.

« On y est bien tranquille, le gouverneur est un peu mélancolique, le maréchal de la noblesse… est garçon. Mais, à propos, après-demain il y a un grand bal à l’assemblée de la noblesse. Je vous engage à y aller. Vous y verrez de jolies personnes et aussi toutes nos intelligences. »

Mon ami, en homme qui avait étudié à l’université, aimait à se servir d’expressions savantes. Il les employait avec une apparence d’ironie sous laquelle on sentait son respect pour le style élevé. D’ailleurs il est reconnu que les spéculations sur les fermages développent chez les gens, avec la solidité des principes, une tendance à la profondeur.

« Oserai-je vous demander si vous irez à ce bal ? dis-je à Mlle Sophie. — J’avais envie d’entendre le son de sa voix.

— Papa doit y aller, et je l’accompagne. — Sa voix était douce, lente, elle prononçait les mots comme si elle n’avait pas complétement compris.

— Permettez-moi, en ce cas, de vous inviter pour la première contredanse. »