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« C’est ma fille aînée, me dit mon ami, ma Sophie, que je vous présente. Elle a remplacé ma pauvre femme ; elle tient la maison et a soin de ses frères et de ses sœurs. »

En la saluant, tandis qu’elle se glissait sur une chaise, je pensais à part moi qu’elle ne ressemblait guère à une maîtresse de maison et à une institutrice. Elle avait une figure tout enfantine, rondelette, avec de petits traits agréables, mais immobiles. Ses yeux bleus, sous des sourcils singulièrement dessinés et également immobiles, regardaient avec une attention étonnée, comme s’ils apercevaient quelque chose d’inattendu. Sa bouche un peu gonflée, — la lèvre supérieure légèrement saillante, — ne souriait pas, et semblait n’avoir jamais souri. Deux taches roses allongées se dessinaient sur ses joues délicates. De chaque côté de son front étroit pendaient en boucles des cheveux blonds et fins. Sa poitrine se soulevait à peine, et ses bras se pressaient contre sa taille avec une sorte de gaucherie rigide. Elle avait une robe bleue tombant sans plis, comme celle d’un enfant, jusqu’à ses pieds. L’impression que produisait cette jeune personne n’était pas celle d’une nature maladive : c’était une énigme à deviner. Pour moi, je ne la pris pas pour une petite provinciale timide, mais je crus trouver un caractère singulier, que je ne m’expliquais pas, qui ne m’inspirait ni attraction ni répulsion ; seulement il me sembla que jamais je n’avais rencontré une âme plus sincère. Une sorte de pitié, — oui, de pitié, s’éveillait en moi en pensant à cette jeune