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lant de l’impression que lui avait faite la mort de son fils, de son « incommensurable » douleur, de la peur qu’elle avait de perdre la raison, — que je pensai à part moi : « Que de grimaces et de mensonges ! Elle n’a jamais aimé son fils ! » Et huit jours plus tard, j’appris que la pauvre femme était en effet devenue folle. Depuis lors je fus beaucoup plus réservé dans mes jugements, et je me fiai beaucoup moins à mes propres impressions.

Voici en quelques mots le récit que me fit Téglew. Outre son oncle, qui était un homme haut placé, il avait à Pétersbourg une tante moins haut placée, mais assez riche, qui, n’ayant pas d’enfants, avait adopté une petite fille abandonnée, lui avait donné une éducation convenable, et la traitait comme si elle eût été la sienne. Elle s’appelait Marie. Téglew la voyait presque tous les jours. Ils finirent par s’aimer et Marie se donna à lui. Le mystère fut découvert. La tante de Téglew, furieuse, chassa ignominieusement la pauvre enfant et partit pour Moscou, où elle adopta et institua pour son héritière une demoiselle noble. Marie, retournée chez ses parents, gens pauvres et livrés à l’ivrognerie, eut à subir une cruelle destinée. Téglew lui avait promis de l’épouser, et ne tint pas sa promesse. Dans sa dernière entrevue avec elle, il fut forcé de s’expliquer ; elle voulait la vérité, elle l’obtint. « Allons, dit-elle, puisque je ne dois pas être ta femme, je sais ce qu’il me reste à faire. » Il y avait plus de quinze jours que cette dernière entrevue avait eu lieu.