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Il m’imposa silence d’un geste impératif.

« Riedel, je ne suis pas en train de plaisanter, ne plaisantez donc pas, je vous en prie. »

En effet, Téglew n’était pas d’humeur à plaisanter. Son visage était transformé. Il semblait plus pâle, plus expressif, — et plus allongé. Ses étranges yeux inégaux erraient lentement.

« Je ne croyais pas devoir jamais, continua-t-il, raconter à un autre… à un autre homme ce que vous allez entendre, et qui devait mourir… oui, mourir dans mon sein ; mais évidemment c’est nécessaire, — et je n’ai pas le choix. C’est la destinée. Écoutez. »

Et il me raconta toute son histoire.

Je vous ai déjà dit, messieurs, que Téglew était un piètre conteur, mais ce qui me frappa cette nuit-là, ce ne fut pas seulement la difficulté qu’il éprouvait à peindre les événements qui lui étaient arrivés à lui-même ; le son de sa voix, son regard, les mouvements de ses mains, de ses doigts, — tout, chez lui, semblait gêné, emprunté, faux en un mot. À cette époque, j’étais encore très-jeune et très-inexpérimenté, — et je ne savais pas que l’habitude de s’exprimer avec emphase, la fausseté d’intonation et de gestes peut aller à un tel point que certains hommes sont incapables de s’en débarrasser : c’est une malédiction d’un genre particulier. Dans la suite, il m’arriva de rencontrer une dame qui employait des expressions si exagérées, des gestes si théâtraux, des mouvements de tête si mélodramatiques, en me par-