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éculés, une serviette sous le bras, la face bourgeonnée, les mains en sueur, il gesticulait sans cesse en lançant quelques petites phrases insinuantes. Tout d’abord il m’avait honoré de sa protection, me jugeant capable d’apprécier son mérite et son usage du monde. Quant à son avenir, c’était une âme désenchantée.

« Voulez-vous savoir notre position, me dit-il un jour, représentez-vous des harengs pendus au séchoir. »

Il s’appelait Ardalion.

J’eus des visites à faire aux fonctionnaires de la ville. Grâce à Ardalion, je me procurai une calèche et un valet de pied, dépourvus de fraîcheur et fort râpés l’un et l’autre ; en revanche, le valet avait une livrée et la voiture des armoiries. Après mes visites officielles, j’allai chez un ancien ami de mon père, établi à T… depuis longtemps. Il y avait bien vingt ans que je ne l’avais vu. Il s’était marié, il était devenu père de famille, veuf et fort riche par suite de spéculations sur les fermages d’eau-de-vie ; c’est-à-dire qu’il prêtait aux fermiers sur hypothèque et à gros intérêts. « Courir des risques, c’est, dit-on, faire acte de noblesse[1]. » Au fond, il ne courait guère de risques. Tandis que j’étais à causer avec lui, une jeune personne d’environ seize ans, petite, fluette, entra dans le salon, s’avançant sur la pointe du pied, d’un pas léger, mais un peu incertain.

  1. Proverbe russe.