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que, je peux le dire, je me mis à l’aimer. Je l’aimai, d’abord parce que j’étais moi-même passablement sauvage et que je trouvais en lui mon semblable ; puis, parce qu’il était bon et, au fond, d’une grande simplicité de cœur. Il m’inspirait un sentiment voisin de la compassion ; en dehors de cette réputation fatale qui s’était faite par hasard, je croyais voir s’appesantir sur lui une destinée tragique qu’il ne soupçonnait pas. Naturellement je ne lui laissai pas voir ce sentiment : inspirer de la compassion, peut-il y avoir pire offense pour un homme fatal ? Téglew, de son côté, se sentait bien disposé à mon égard ; il était à l’aise avec moi, il causait ; en ma présence, il se décidait à quitter cet étrange piédestal où on l’avait placé… plus qu’il ne s’y était placé de lui-même. Tourmenté par un amour-propre maladif, il s’avouait probablement dans le fond de son âme qu’il ne justifiait en rien cet amour-propre, et que les autres le regardaient peut-être de haut… tandis que moi, garçon de dix-neuf ans, je ne le gênais pas ; la crainte de dire quelque chose de médiocre, de déplacé, n’oppressait pas devant moi son cœur, éternellement sur le qui-vive. Quelquefois même il tombait dans le bavardage ; et alors bien lui prenait que personne, excepté moi, n’entendît ses discours : sa réputation n’y eût pas tenu longtemps. Non-seulement il savait très-peu de chose, mais il ne lisait presque rien, et se bornait à ce qu’il récoltait d’anecdotes et d’histoires courantes. Il croyait aux pressentiments, aux prédictions, aux présages, aux ren-