Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/167

Cette page a été validée par deux contributeurs.

en un mot, il n’avait rien d’un camarade. Mais on le respectait, non à cause de son esprit ou de son éducation, mais parce qu’on croyait trouver en lui le cachet particulier des personnages « fatals ». Personne parmi les camarades de Téglew ne disait : « Il fera son chemin ; il se distinguera » ; mais, qu’il fût destiné à devenir quelque beau jour un Napoléon, personne ne jugeait cela impossible. Car dans ces choses-là, c’est « l’étoile » qui agit, et Téglew était un homme « prédestiné ».

III

Deux circonstances qui remontaient au premier temps de son service, contribuèrent fortement à établir sa réputation d’homme fatal. Le jour même de sa promotion, — c’était vers le milieu de mars, — il se promenait en grand uniforme sur le quai de la Néva, en compagnie de quelques officiers nouvellement promus comme lui. Cette année-là, le printemps avait été précoce ; la Néva était débâclée ; les grands glaçons avaient filé, mais la rivière était couverte d’une couche mince et continue de glace imbibée d’eau. Ces jeunes gens causaient entre eux, riaient, quand tout à coup l’un d’eux s’arrêta : il avait aperçu à vingt pas du bord, sur la glace qui se mouvait lentement, un petit chien ; la pauvre bête tremblait de tous ses membres et poussait des cris plaintifs. « Il est perdu, » murmura l’officier entre