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glew, que je voyais plus intimement que les autres.

Marlinsky a vieilli maintenant, on ne le lit plus, et son nom excite même un sourire ; mais à cette époque il faisait du bruit, et Pouchkine lui-même, au point de vue de la jeunesse d’alors, ne pouvait entrer en comparaison avec lui. Non-seulement on le regardait comme le premier des écrivains russes, mais encore — ce qui est beaucoup plus difficile et plus rare, — il avait jusqu’à un certain point imprimé son cachet sur la génération contemporaine. Les héros à la Marlinsky se rencontraient à chaque pas, surtout en province, et en particulier dans l’armée et dans l’artillerie ; ils parlaient et correspondaient dans sa langue ; ils gardaient dans le monde un air sombre, renfermé, « l’orage dans l’âme et le feu dans le sang », comme le lieutenant Bélozor de la frégate Nadèdja. Ils « dévoraient » les cœurs des femmes. C’est à eux que s’adressait la dénomination de « fatal ». Ce type, on le sait, s’est conservé longtemps, jusqu’à l’époque de Petchorine[1]. Que de choses ne trouvait-on pas dans ce type ! Le byronisme, le romantisme, les souvenirs de la révolution française, des décembristes, — et l’adoration de Napoléon ; la foi au destin, à une étoile, à la force du caractère, de la pose et de la phrase, — et l’angoisse du vide, les inquiétantes fluctuations d’un étroit amour-propre — en même temps que l’audace et la force agissante ; des tendances généreuses, — et une piètre et gros-

  1. Héros d’un roman de Lermontof.