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épargner. Elle-même n’alla point à l’église, ne voulant pas, disait-elle, revoir les deux affreuses criminelles et cet horrible petit juif ; elle m’envoya avec Lisinski et Gitkof, que, depuis ce jour, elle ne traita plus que de femmelette. Il fut défendu formellement à Souvenir de reparaître à ses yeux, et longtemps après elle lui tint encore rigueur, l’appelant l’assassin de son ami. Cette disgrâce lui fut très-sensible. Il ne cessait de se promener sur la pointe des pieds dans la chambre voisine de celle de ma mère. Il était en proie à je ne sais quelle ignoble et lâche mélancolie ; il frissonnait à tout moment et murmurait : « Grâce ! grâce ! »

Pendant la cérémonie à l’église, Slotkine me sembla rentré dans son assiette ordinaire ; il s’agitait comme d’habitude, et prêtait une attention avide à ce qu’on ne dépensât rien de trop, bien que ce ne fût pas pris dans sa poche. Maximka, paré d’une casaque toute neuve, présent de ma mère, s’était faufilé parmi les chantres, et poussait des notes de ténor tellement aiguës que personne ne pouvait plus douter de la sincérité de son attachement envers le défunt. Les deux sœurs étaient là, vêtues d’habits de deuil, et paraissaient plus troublées qu’affligées, surtout Evlampia. Anna avait pris un air humble et contrit ; cependant elle ne faisait aucun effort pour pleurer, et se bornait à passer continuellement sur ses cheveux sa main longue et sèche. De temps en temps, Evlampia se laissait tomber dans une sombre rêverie. Cette réprobation générale et sans appel que j’avais déjà remar-