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même excité une certaine pitié lorsqu’elle tomba comme une masse inerte aux pieds de son père inanimé. Cependant il était senti par tout le monde qu’elle aussi était coupable. « Injustice envers le vieillard, dit un paysan à tête grise, appuyé, comme un juge antique, des deux mains et de la barbe sur un long bâton. Le péché est sur votre âme… Injustice. »

Ce mot injustice fut à l’instant accepté par tous comme un arrêt sans appel. La conscience du peuple avait parlé. Je le compris aussitôt, et je gardai à la main ma casquette que j’avais ôtée au moment de la mort. Je remarquai aussi que, dans les premiers moments, Slotkine n’osait pas donner des ordres. Sans faire attention à lui, on souleva le corps et on le porta à la maison. Sans lui dire un seul mot, le prêtre alla chercher à l’église les objets nécessaires, et le starosta fit partir une téléga pour la ville, afin d’avertir l’autorité. Pour Anna, quand elle dit de chauffer un samovar pour laver le corps du défunt, ce ne fut pas avec son ton habituel de commandement, mais avec un ton de prière… et on lui répondit avec rudesse.

Moi, je me demandais toujours : « Qu’a-t-il voulu dire à sa fille ? Voulait-il lui pardonner ou la maudire encore ? » Je décidai en moi-même qu’il lui avait pardonné, et je me sentis soulagé comme si j’avais deviné juste. Trois jours plus tard eurent lieu les funérailles de Kharlof, aux frais de ma mère, qui, très-affligée de sa mort, avait donné l’ordre de ne rien