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IV

Ma mère aussi entra dans une terrible colère quand le maître d’hôtel vint lui apprendre, d’un air consterné, le départ de Kharlof. Il n’osa pas prendre sur lui de cacher le véritable motif de cet événement.

« C’est donc toi, dit ma mère à Souvenir, qui était accouru bêtement comme un lièvre pour lui baiser la main, c’est ta méchante langue qui est cause de tout.

— Grâce, grâce !… balbutia Souvenir, en jetant les bras derrière le dos, selon son habitude servile.

— Je connais ton grâce ! » répliqua ma mère, et, sans vouloir plus rien entendre, elle le chassa du salon. Elle fit venir Lisinski, lui donna l’ordre de partir sur-le-champ avec une voiture pour Ieskovo, et de ramener Kharlof coûte que coûte. « Ne revenez pas sans lui », furent ses dernières paroles. Le sombre Polonais s’inclina et sortit.

Je retournai dans ma chambre, je m’assis encore devant la fenêtre, et je restai plongé dans mes réflexions. Je ne pouvais pas comprendre comment Kharlof, qui avait supporté sans murmurer les injures de ses proches, n’avait pu se maîtriser aux piqûres de langue d’un être aussi infime que l’était Souvenir. Je ne savais pas encore dans ce temps-là quelle amertume extrême peut se cacher au fond d’une raillerie, même vulgaire et sortant d’une bouche