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n’as pas un toit qui t’appartienne… et à cette heure, le voilà devenu un mangeur du pain d’autrui tout comme moi. Martin Kharlof ou Souvenir le va-nu-pieds, c’est tout un maintenant. Il se nourrira aussi du pain d’aumône. On prendra une vieille croûte sale, qu’un chien aura flairée et n’aura pas voulu manger, et on lui dira : « Tiens, régale-toi, ah, ah, ah ! — Kharlof se tenait toujours la tête penchée et les bras écartés. — Martin Kharlof, gentilhomme de vieille roche, de quelle morgue ne s’était-il pas entouré ! N’approche pas, disait-il, ou je te brise… Et quand, à force d’avoir trop d’esprit, il s’est mis à partager son bien, n’a-t-il pas gloussé : « La reconnaissance, la reconnaissance ! » Et moi, pourquoi m’a-t-il oublié ? Qui sait ? J’aurais peut-être eu plus de cœur ? N’avais-je pas raison de dire qu’on le mettrait le dos nu dans la neige ?

— Souvenir ! m’écriai-je. Le méchant bouffon ne m’écoutait pas. Kharlof continuait à ne pas bouger. On eût dit qu’il s’apercevait enfin combien il était souillé de pluie et de boue, et qu’il n’avait d’autre pensée que de s’en débarrasser ; mais le maître d’hôtel ne revenait pas.

« Et ça s’appelle un guerrier ! recommença Souvenir. Il a sauvé sa patrie en 1812 ; il a montré sa vaillance… Voilà ce que c’est : ôter les culottes à des maraudeurs à demi gelés, ça nous va ; mais qu’une fille nous dise un mot de travers en frappant du pied, et le cœur nous tombe dans nos propres culottes.

— Souvenir ! m’écriai-je encore une fois.