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poisson ? Si du moins, me disais-je, tu avais été utile à quelqu’un dans ta vie ; si tu avais fait l’aumône aux pauvres ; si tu avais affranchi tes serfs, pour les récompenser de leur avoir mangé la vie ! Ne dois-tu pas répondre d’eux devant Dieu ? Voilà le moment où leurs larmes amassées viennent couler sur toi. Quel est leur sort maintenant ? Parlons vrai : déjà de mon temps, profond était leur fossé ; aujourd’hui on n’en voit plus le fond ! Tous ces péchés, j’en ai chargé mon âme ; ma conscience, je l’ai sacrifiée pour mes enfants… et en retour, un coup de pied comme à un chien ! Et lorsqu’il me dit, votre Volodka, reprit Kharlof avec une nouvelle force, que je ne dois plus vivre dans ma chambre, moi qui avais placé de mes propres mains chaque soliveau de ses murs…, lorsqu’il me dit cela de sa bouche insolente…, Dieu seul sait ce qui se passa en moi. Dans ma pauvre tête, des ténèbres ; dans mon cœur, un coup de couteau… Ou l’assommer, ou fuir la maison… C’est alors que je suis accouru vers vous, ma bienfaitrice. Où pouvais-je aller poser ma tête ?… Et la pluie, et la boue… je suis peut-être tombé vingt fois. Me voilà maintenant dans cet état horrible… » Kharlof parcourut du regard ses haillons souillés, et fit un mouvement pour quitter sa chaise.

— Allons, reste en repos, Martin Pétrovitch, dit ma mère. Tu m’as sali le plancher, eh bien, quel beau malheur ! Écoute : on va te mener dans une chambre bien chaude, on te donnera un lit bien propre ; tu vas te déshabiller, te laver ; couche-toi et dors.