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Kharlof serait-il vraiment devenu un pêcheur ? me demandais-je à moi-même en m’approchant de l’étang que je savais être au bout du jardin. Je montai sur la digue, je regardai à droite et à gauche : personne ! Je me dirigeai sur un des bords ; enfin, au fond d’une petite baie, dans une forêt de joncs roussis et salis par l’automne, j’aperçus une masse grisâtre. C’était bien Kharlof. Sans bonnet, échevelé, dans une sorte de houppelande en toile, déchirée à toutes les coutures, les jambes repliées sous lui, il était assis, immobile, sur la terre nue ; tellement immobile, qu’à mon approche un petit cul-blanc partit de la vase desséchée, à deux pas de lui, et traversa l’étang à petits coups d’ailes en sifflotant. Il fallait donc bien que rien n’eût bougé dans son voisinage. Toute la figure de Kharlof était si étrange, qu’en l’apercevant mon chien s’arrêta court, serra la queue entre les jambes et se mit à grogner. Kharlof tourna à peine la tête, et jeta sur moi et sur mon chien des regards d’homme sauvage. Sa barbe le changeait beaucoup ; elle était courte, mais épaisse, et crépue comme l’astrakan. Un des bouts du bois de sa ligne posait dans sa main droite, qu’il tenait ouverte ; l’autre sur l’eau. Mon cœur battit violemment ; cependant je m’approchai de lui et le saluai. Il se mit à cligner lentement des yeux comme quelqu’un qui s’éveille à peine.

« Vous êtes là… à pêcher du poisson, Martin Petrovitch ? lui demandai-je.

— Oui, du poisson », répondit-il d’une voix enrouée.