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J’étais déjà parvenu à la lisière du bois lorsque tout à coup sous mes pieds partit une bécasse qui prit son vol vers le fourré. Je la couchai en joue, mon fusil rata ; ne voulant pas perdre un si beau gibier, je m’élançai à sa poursuite. J’avais à peine fait une centaine de pas, que j’aperçus dans une clairière, sous un large bouleau, non pas la bécasse, mais le même Slotkine. Couché sur le dos, les deux bras pliés sous la tête, et regardant le ciel d’un air satisfait, il balançait nonchalamment sa jambe gauche posée sur le genou droit. Il n’avait pas remarqué mon approche. À quelques pas de lui, lentement et les yeux baissés, se promenait Evlampia ; elle semblait chercher quelque chose dans l’herbe, comme des champignons ou des fleurs ; elle se penchait par moments, tendait la main et fredonnait un refrain. Je reconnus les paroles suivantes d’une vieille légende russe :

Sors, lève-toi, monte au ciel, nuée d’orage ;
Frappe, frappe mon beau-père ;
Foudroie, foudroie ma belle-mère.
Quant à ma jeune femme, je la tuerai moi-même.

Evlampia chantait d’une voix de plus en plus claire et haute ; elle appuya sur le dernier vers. Slotkine continuait à sourire d’un air béat, tandis qu’elle, en marchant, semblait tracer des cercles autour de lui.

« Voyez-vous ça ? dit-il enfin. Que ne vient-il pas à la tête de toutes ces femmes ?