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mon intendant ; un bel intendant que j’aurais eu là ! »

Lisinski, qui était assis au bout de la table, sourit avec satisfaction, et l’infortuné major agita ses moustaches et cacha son long visage dans les plis de sa serviette.

Après dîner, il sortit sur le perron pour y fumer une pipe, selon son habitude ; il me parut si délaissé que, malgré mon peu de sympathie, je m’approchai de lui.

« Gavrilo Fedoulitch, lui dis-je, comment se fait-il que vos fiançailles avec Evlampia soient allées au diable ? Je vous croyais marié depuis longtemps. »

L’ex-major me jeta un regard plein de mélancolie.

« Un serpent venimeux, répondit-il en accentuant avec amertume chaque syllabe ; un serpent sorti en rampant de dessous une racine pourrie m’a percé de son dard, et a mis en poussière toutes mes espérances dans cette vie. Et je vous aurais raconté, Dmitri Séménitch, toutes mes misères, si je ne craignais d’allumer le courroux de madame votre mère. »

Le mot de Procope : « Vous êtes trop jeune », me revint aussitôt à la mémoire

Gitkof poussa un gémissement et se frappa la poitrine de son poing fermé.

« La patience, la patience ! voilà tout ce qui me reste… Souffre, vétéran ; souffre, vieux soldat ! Tu as servi ton tzar avec fidélité, sans peur et sans reproche ; tu n’as épargné ni ta sueur ni ton sang…