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III

Le premier mot que me dit mon valet de chambre Procope, qui était aussi mon chasseur, fut que les bécasses étaient arrivées en grande foule, et qu’elles étaient surtout nombreuses dans le petit bois de bouleaux près de Ieskovo, le domaine de Kharlof. Nous avions encore trois heures jusqu’au dîner. Je saisis mon fusil, ma carnassière, et, me faisant accompagner par Procope et mon chien d’arrêt, je partis en courant pour Ieskovo.

Nous y trouvâmes, en effet, beaucoup de bécasses, et sur une trentaine de coups tirés nous en tuâmes cinq ou six. Me hâtant de revenir avec mon butin, j’aperçus près de la route un paysan qui labourait. Son cheval s’était arrêté, et lui, avec force jurons et presque des larmes à travers, secouait violemment la corde qui servait de bride à son cheval, dont il avait presque tordu le cou. Je jetai un regard sur la malheureuse rosse dont les côtes semblaient crever la peau, tandis que ses flancs, inondés de sueur, se soulevaient et retombaient par secousses irrégulières comme un vieux soufflet de forge. Je reconnus sur-le-champ, à sa cicatrice sur l’épaule, la vieille jument étique qui pendant tant d’années avait voituré Kharlof. « Est-ce que Martin Petrovitch ne serait plus en vie ? » demandai-je à Procope. La chasse nous avait si complétement absorbés tous deux, que jus-