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Il avait essayé d’écrire des articles spéciaux sur les défauts de l’artillerie russe ; mais, n’ayant pas le moindre talent d’exposition, il ne put mener un seul article à bonne fin, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à noircir de sa grosse écriture maladroite et enfantine de vastes pages de papier d’écolier.

C’était un homme énergique, obstiné, d’une intrépidité désespérée, ne sachant ni pardonner, ni oublier, constamment blessé pour son propre compte ou pour celui de tous les opprimés, et prêt à tout.

Son esprit étroit s’était ramassé sur un seul point : ce qu’il ne comprenait pas n’existait pas pour lui ; mais il méprisait, il haïssait la fausseté et le mensonge. Avec les gens de la classe élevée, — les réacs, comme il les appelait, — il était brusque et même grossier ; avec les gens du peuple, simple ; avec les paysans, affable comme avec des frères.

C’était un assez médiocre propriétaire ; il roulait dans sa tête des plans socialistes qu’il n’avait jamais pu réaliser, pas plus qu’il n’avait pu terminer ses articles sur les défauts de l’artillerie russe. Règle générale, rien ne lui réussissait ; ses camarades de régiment l’avaient surnommé : « Pas de chance. » Caractère franc et loyal, nature passionnée et malheureuse, il pouvait, à un moment donné, se montrer impitoyable, sanguinaire, mériter le nom de monstre… et il était capable aussi de se sacrifier sans hésitation et sans retour.

À trois verstes de la ville, le tarantass pénétra tout à coup dans la molle obscurité d’un bois de tremble : chuchotement de feuilles invisibles et frémissantes, amère et fraîche senteur de l’air immobile, vagues éclaircies en haut, ombres épaisses et emmêlées en bas… c’était bien un bois que traversaient les voyageurs. La lune, rouge et large comme un bouclier de cuivre, venait de surgir au-dessus de l’horizon.

À peine sorti de l’ombre des arbres, le tarantass se trouva devant les bâtiments d’un petit domaine. Sur la