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passa devant la maison du gouverneur, flanquée de guérites aux raies blanches et noires, devant le poste de police surmonté d’une tour à signaux, suivit le boulevard récemment planté d’arbres tout jeunes et déjà à demi morts, longea le gostinnoïdvor[1] qui retentissait d’aboiements de chiens et de grincements de chaînes ; atteignit, enfin, la barrière après avoir dépassé un long, très-long convoi de chariots qui s’était mis en marche dès minuit pour profiter de la fraîcheur nocturne, se retrouva de nouveau en plein air libre et recommença à rouler d’une allure plus rapide et plus régulière sur le grand chemin bordé de saules.

Markelof, — car il nous faut bien parler un peu de lui, — était de six ans plus âgé que sa sœur, Mme  Sipiaguine. Élevé à l’école d’artillerie, il en était sorti officier ; mais il avait donné sa démission avec le grade de lieutenant, par suite des désagréments qu’il avait eus avec son chef, un Allemand.

Depuis cette époque, il abhorrait les Allemands, surtout les Allemands de Russie. Sa démission l’avait brouillé avec son père, qui ne l’avait pas revu jusqu’à sa mort et qui lui avait laissé le petit bien où il demeurait depuis.

Il avait fréquenté, à Pétersbourg, des hommes intelligents, aux idées avancées, qui lui inspiraient une sorte de vénération et qui avaient donné à son esprit sa tournure définitive.

Il lisait peu, et presque exclusivement des écrits politiques : ceux de Herzen en particulier. Ayant gardé ses allures militaires, il vivait en Spartiate et en moine. Quelques années auparavant il s’était passionnément épris d’une jeune fille ; mais elle l’avait trahi de la façon la moins cérémonieuse en épousant un aide de camp, un Allemand encore. Markelof s’était mis à détester les aides de camp.

  1. Le Bazar ; assemblage de boutiques.