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qui se mit à bondir, heurté, précipité de droite à gauche ; puis commencèrent à glisser devant eux, en sautillant à chaque cahot, les ineptes maisons à frontons des marchands, les églises à colonnes, les auberges…

C’était la veille d’un dimanche ; il n’y avait guère de passants dans les rues, mais en revanche les cabarets regorgeaient. On entendait sortir de là des voix rauques, des chansons avinées, mêlées aux sons nasillards des accordéons ; lorsqu’une porte s’ouvrait brusquement, on recevait en plein visage une bouffée de chaleur malpropre, mêlée à l’odeur rude de l’eau-de-vie et au reflet rouge des lampions.

Devant la porte de la plupart des cabarets étaient arrêtées des télègues de paysans, attelées de haridelles ventrues et à long poil, qui, penchant humblement leurs têtes ébouriffées, semblaient dormir ; parfois on voyait un paysan tout débraillé, la ceinture défaite, coiffé de son bonnet d’hiver, dont le fond, pareil à un sac, lui tombait sur le dos… on le voyait sortir d’un cabaret, appuyer sa poitrine à un brancard et rester là immobile, en promenant faiblement autour de lui ses mains tâtonnantes comme pour chercher quelque chose ; ou bien c’était un ouvrier de fabrique, maigre et malingre, la casquette de travers, les pieds nus, — ses bottes étaient restées en gage au cabaret, — qui faisait quelques pas indécis, s’arrêtait, se grattait la nuque, et avec une exclamation soudaine revenait sur ses pas…

« Voilà ce qui tue le paysan russe… l’eau-de-vie ! dit Markelof d’un air sombre.

— C’est pour noyer le chagrin, petit père ! répondit, sans se retourner, le cocher, qui, en passant devant chaque cabaret, cessait de siffler et avait l’air de s’absorber en lui-même.

— Marche ! marche ! » répliqua Markelof en secouant énergiquement le collet de son propre manteau.

Le tarantass traversa la grande place du marché, toute remplie d’une odeur de choux et de nattes de tilleul,