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Pendant le dîner, Néjdanof ne cessa de regarder malgré lui Marianne et Markelof. Ils étaient placés l’un près de l’autre, tous deux les yeux baissés et les lèvres pincées, avec une expression sombre et sévère, presque irritée. Néjdanof se demandait comment il se faisait que Markelof fût le frère de Mme Sipiaguine. Il y avait si peu de ressemblance entre eux !

Tous les deux, il est vrai, avaient la peau basanée ; mais le ton mat du visage, des mains et des épaules était précisément une des perfections de la beauté de Mme Sipiaguine, tandis que chez son frère le même ton avait tourné à ce noir que les gens polis nomment couleur de bronze, mais qui, pour un œil russe, rappelle la couleur tige de botte.

Markelof avait les cheveux crépus, le nez quelque peu recourbé, les lèvres fortes, les joues creuses, le corps efflanqué, les mains nerveuses. Tout son corps était sec et nerveux ; — il parlait d’une voix cuivrée, âpre et saccadée. Regard somnolent, air morose, il avait tout ce qui caractérise un bilieux.

Il mangeait peu, roulait des boulettes de mie de pain, et jetait de temps à autre un coup d’œil sur Kalloméïtsef. Celui-ci venait d’arriver de la ville, où il avait vu le gouverneur à propos d’une affaire désagréable pour lui, affaire sur laquelle d’ailleurs il gardait un silence discret, tout en babillant comme une pie.

Sipiaguine, comme à l’ordinaire, lui tirait la bride quand il s’emballait un peu trop ; mais il riait fort de ses anecdotes et de ses bons mots, tout en le traitant d’affreux réactionnaire.

Kalloméïtsef raconta, entre autres choses, quelle parfaite jouissance il avait éprouvée en apprenant comment les paysans, — « oui ! oui ! les simples moujicks, » — appellent les avocats : aboyeurs. — « Aboyeurs ! répétait-il avec ravissement ; ce peuple russe est délicieux ! »

Il raconta encore comment, pendant une visite qu’il avait faite à une école populaire, il avait demandé aux é