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des chemins absorbe les gouttes de pluie ; qu’il gardait ses secrets comme des choses saintes, et que, perdu dans une solitude profonde et sans issue, il vivait uniquement de la vie de son ami. Néjdanof ne parlait à personne de cette correspondance avec Siline, qui lui était plus précieuse que tout au monde.

« Allons, mon bon ami, honnête Vladimir ! (il l’appelait ainsi dans ses lettres, et non sans raison), — félicite-moi ! Je me suis mis au vert, et cela va me donner le temps de me remettre. Je suis placé chez un riche dignitaire, nommé Sipiaguine ; je donne des leçons à son moutard ; je mange admirablement ; jamais de ma vie je n’ai mangé comme ça ! Je dors comme un plomb ; je me promène à loisir dans un très-beau pays, et surtout j’échappe pour quelque temps à la tutelle de mes amis de Pétersbourg. Pendant les premiers jours, je me suis rudement ennuyé, mais à présent ça va déjà mieux.

« Il me faudra bientôt reprendre le havre-sac, en d’autres termes, me laisser cueillir, puisque je me suis fait passer pour champignon, comme dit le proverbe… c’est précisément pour cela qu’ils m’ont laissé partir ; mais, en attendant, je peux jouir de cette bonne vie animale, — je peux me faire du ventre, et même, si la fantaisie m’en prend, t’écrire des vers ! Quant aux observations locales, je renvoie cela à plus tard : le domaine me paraît bien en ordre, sauf pourtant la fabrique qui branle dans le manche ; les paysans libérés par rachat sont à peu près inabordables ; quant aux gens de service loués, ils ont décidément une physionomie trop décente ! Mais nous éclaircirons tout cela par la suite. Les maîtres de la maison sont si polis, si libéraux ! le barine ne fait tout le temps que condescendre, puis tout à coup il s’élève et plane ; c’est un homme très-civilisé ! Sa femme est une beauté et probablement une fine mouche ; elle a une manière de surveiller son monde… et avec cela quel moelleux ! On dirait qu’elle n’a pas un seul os ! Elle m’effraie positivement ; tu sais, du reste, quel galant cavalier