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fait venir à grands frais pour diriger sa fabrique de papier.

Sipiaguine se mit à déblatérer contre tous les Allemands en général, et à ce sujet déclara qu’il était slavophile… jusqu’à un certain point, quoiqu’il ne fût pas fanatique ; il parla d’un jeune Russe, nommé Solomine, qui, disait-on, avait mis sur un excellent pied la fabrique d’un marchand voisin ; il désirait beaucoup faire la connaissance de ce Solomine.

Vers le soir arriva Kalloméïtsef, dont la propriété n’était qu’à dix verstes d’Arjanoïé ; c’est ainsi qu’on nommait le bien de Sipiaguine. L’arbitre de paix vint aussi, puis un propriétaire, de ceux que Lermontof a si nettement caractérisés par ces deux vers célèbres :

Enseveli dans sa cravate, son habit descendant jusqu’aux talons,
Moustachu, avec une voix de fausset et le regard trouble.

Un autre voisin vint encore ; celui-là avait un visage affreusement triste et édenté ; mais il était très-proprement vêtu ; le docteur du canton vint aussi ; c’était un pauvre médecin, qui aimait les termes scientifiques ; il assurait par exemple qu’il professait une bien plus grande estime pour Koukolnik[1] que pour Pouchkine, parce que celui-là renfermait beaucoup de « protoplasme ». On se mit aux cartes. Néjdanof s’éloigna et rentra chez lui, où il se mit à lire et à écrire jusqu’après minuit.

Le lendemain 9 mai était la fête patronymique de Kolia. Les « maîtres » en troupe, remplissant trois calèches découvertes avec des laquais derrière, se rendirent à l’église, bien qu’elle ne fût pas à trois cents mètres de la maison. Tout se passa d’une façon très-correcte et très-cossue. Sipiaguine avait arboré son grand ruban rouge. Mme Sipiaguine avait mis une superbe robe de Paris lilas clair, et pendant l’office elle lut les prières

  1. Poëte dramatique des plus médiocres.